15/06/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Les tons plaintifs et mélodieux de la flûte

01/07/1986
Le ti.

Avant que l'homme ne fût capable de maîtriser avec habileté le langage, il avait appris à se divertir et à exprimer ses émotions par d'autres moyens. Et les matériaux naturels à sa disposition furent ses premiers intruments de musique.
Les anciens Chinois, ne faisant pas exception, avaient réparti leurs instruments de musique en huit catégories, les «huit corps sonores», selon les matériaux en quoi ils étaient faits : soie, bambou, bois, cuir, pierre, gourde, argile et métal. Parmi ces huit matériaux, les instruments en bambou sont certainement les plus anciens et les plus significatifs.
En Chine, le bambou pousse presque partout, et il est très apprécié comme plante de tout jardin, comme l'indique un proverbe chinois: « S'il y a des bambous dans tous les jardins de fa­ mille, il y aura de la viande à toutes les tables.»

Le bambou est devenu le symbole de la probité, de la bravoure, peut-être à cause de l'idéogramme chinois tsié [節], signifiant le «joint en intégrité» et l'«intégrité». C'est également un symbole de modestie, pour son apparence brute, de droiture, pour sa forme élancée, et de tenacité, pour sa couleur verte en toute saison, même pendant les grosses chaleurs.

Selon les Annales historiques, ou Che Ki [史記], la flûte de bambou chinoise remonterait au légendaire l'Empereur Jaune (2 700 ans avant J.-C.) qui ordonna à son musicien, Ling Long, de créer des tuyaux percés de trous afin de produire des sons musicaux. Ling Long tailla des bambous ramassés dans les vallées profondes des (monts) Kouen-louen et créa le pipeau pouvant produire douze notes d'une gamme permettant d'«imiter le chant du phénix». Ces pipeaux évoluèrent et donnèrent la flûte droite, ou siao [蕭], et la flûte traversière, ou ti [笛].
Un magnifique conte de la dynastie Tcheou aida sans doute à l'expansion de ces nouveaux instruments. Un jeune virtuose, Siao Chou, jouait du siao avec tant de beauté que les grues blanches venaient danser avec délice et les paons faisaient autour d'elles leurs plus jolies roues. Le souverain débonnaire, tout ému, offrit au virtuose la main de sa fille qui était envoûtée par cet intrument. Après avoir appris de son époux, elle finit par jouer aussi bien que son maître. Leurs concerts leur attirèrent même la compagnie de phénix. Un jour, après un magnifique concert, le couple s'envola dans les cieux, Siao Chou chevauchant un dragon et son épouse un phénix.

Le son du siao est ainsi décrit dans Tche Pi Wu [赤壁賦], ouvrage de Sou Tong-p'o [蘇東坡] (1036-1101), homme de lettres de la dynastie Song: « Le son vibrant, comme si pendant la tristesse, ou à la fois le désir et le sanglot, les lents battements de l'air se développaient sans cesse comme un fin fil. Il attriste le dragon des eaux dans sa vallée profonde et met une femme, seule sur une barque, au milieu de ses propres sanglots. »

La musique pathétique du siao a brisé le moral, rapporte-t-on, d'une armée de 8 000 soldats. En 202 avant J.-C., Hiang Yu [項羽], prince de Tch'ou, et Lieou Pang [劉邦], prince de Han (l'èmpereur Kao-ti de la dynastie [de] Han), se disputaient le trône de Chine. Vers la fin de leur guerre cruelle, l'armée de Tch'ou qui battait en retraite après plusieurs défaites consécutives s'en vint camper près d'une petite ville au bord d'une rivière. Devant elle, était l'étendue d'eau fluviale tandis que, sur les flancs et l'arrière, se tenait la puissante armée de Han, guère pressée d'en finir. Ses chefs ayant composé un refrain, Chant du peuple de Tch'ou, ordonnèrent de le jouer avec beaucoup plus de siao que d'ordinaire. Par les nuits froides, les soldats de Tch'ou écoutant cette musique langoureuse pensèrent à leur foyer, leur parents âgés, leurs épouses fidèles, leurs enfants chéris après leur si longue absence. Les larmes leur vinrent aux yeux et, un à un, ils abandonnèrent le combat en s'échappant du retranchement. Et l'armée de Tch'ou fut complètement battue.

Les flûtes chinoises de l'ancien temps, généralement le siao ou le ti, se jouaient indifféremment, horizontalement ou verticalement, du bout des lèvres. Ce n'est pas avant la dynastie Tang (618-907) que les deux instruments se distinguèrent : le siao étant la flûte droite et le ti la flûte traversière. Depuis, il y a une autre différence importante entre les deux instruments. Le ti possède un trou supplémentaire couvert d'une membrane, ou timor (ti-mo-eul) [笛膜兒], par exemple, un morceau de feuille de bambou, qui sert d'anche. Lorsque l'air est souillé dans le tuyau, la membrane vibre et émet un son très clair et brillant. Cette innovation a permis au ti de reproduire la mélancolie du siao. Ce dernier a une gamme beaucoup plus riche et son timbre particulièrement sublime peut exprimer divers sentiments : joie. beauté, loisir, couleur... et même le hennissement du cheval ou le chant des oiseaux.

Puisque le ti est plus court et plus léger que le siao, il est plus maniable et est devenu très vite populaire en Chine. Un jeune berger peut lui-même s'en tailler un dans les bambous champestres et enjouer sur le dos de son buffle.

L'empereur Hiuan-tsong (règne 712-754), de la dynastie T'ang, était un grand virtuose de cet instrument et a peut-être même composé au clair de lune une ou deux mélodies dans les jardins impériaux.

Au cours d'un millénaire, les Chinois des différentes régions ont apporté des variantes au ti pour l'adapter aux coutumes locales ou régionales. A présent, on en connaît plus d'une quarantaine. Le son du ti fait depuis longtemps partie des mœurs chinoises. Il se joue en solo ou accompagne chants ou danses. Sa place est importante dans la musique folklorique et les nombreuses formes régionales de l'opéra, dont celui de Pékin.

La qualité et l'âge du bambou sont des éléments essentiels pour la facture même particulière d'un bon ti. La qualité du timor joue bien sûr un rôle important. S'il n'est pas assez fin, le son sera faible et voilé. Le matériau reconnu idéal est la membrane transparente pelée de la surface interne d'un roseau. Les sons du ti sont émis par le souffle, les lèvres, la langue et les doigts de l'exécutant, le contrôle de la respiration étant le plus important et le plus difficile. Si l'air n'est pas insumé suffisamment et perpendicu­ laire à l'embouchure du ti, il se peut qu'aucun son ne soit émis. Et les nombreuses nuances musicales et leur timbre sont contrôlés par la force et la durée du souffle. Pendant l'exécution, le joueur se tient debout ou assis, le corps bien droit et les pieds légèrement écartés, afin de permettre à l'air insufflé de provenir doucement du diaphragme. C'est important pour que le joueur puisse se concentrer, l'esprit en paix, et que la poussée d'air soit toujours égale.

Les anciens Chinois considéraient l'exécution musicale comme l'un des moments en complète harmonie avec la nature. On rapporte que le grand musicien, Li Mo, parvenait avec son ti à calmer les eaux déferlantes d'une rivière par la douceur de sa musique. Bien sûr, cette légende révèle assez bien l'état d'esprit que l'on avait de la musique.

Tcheng Ts'i-min jouant du hou-lou-sseu.


Tcheng Ts'i-min [鄭濟民] (1), un virtuose contemporain du ti, a étudié différents instruments de musique chinois dès l'enfance. Le ti, et ses variantes, sont d'ailleurs son hobby. Il fit ses débuts en public dès l'âge de 14 ans et, après des études à l'Ecole de Musique du Foukien, continua ses études avec des grands maestridu ti.

En 1969, il s'installa à Hongkong où il devint chef-interprète du ti dans l'Orchestre chinois du Conseil municipal de Hongkong qui a donné par la suite plusieurs concerts notamment en Australie, à Singapour, au Japon et en Corée du Sud.

En décembre 1985, Tcheng Ts'i-min fut invité avec un interprète de eul-hou (ou er-hou) [二胡] (un luth arqué à deux cordes) et le chef d'orchestre, Wong On-yuen [黃安源] (2), pour exécuter quelques œuvres au Festival de musique de Cardiff avec l'accompagnement de l'Orchestre symphonique gallois de (British Broadcasting Corporation). Ils jouèrent le Concerto pour ti, er-hou et orchestre de John Manduell, compositeur britannique contemporain. Dans cette œuvre, il y avait des effets particuliers apportés par Tcheng Ts'i-min grâce à une variante particulière de ti : les six perces originales étaient passées à dix. Pendant cette interprétation, il a pu se servir de tous ses doigts, ce qui est une révolution technique. Le public britan­ nique fut enthousiasmé par ce concert d'instruments de musique chinois au­ thentiques si merveilleusement exécuté dans une composition occidentale moderne.

Tcheng Ts'i-min enseigne à l'Académie de Hongkong pour les Arts d'exécution et au Département d'Etudes hors faculté de l'Université chinoise de Hong­ kong. De plus, en plus de ses quatre à six heures de pratique quotidienne à l'orchestre chinois du Conseil municipal de Hongkong, il interprète chaque jour chez lui quelques morceaux pendant deux à trois heures.

C'est encore un avide chercheur dans l'évolution des instruments de musique chinois. Les instruments de musique traditionnels chinois, note-t-il, sont slimités en gamme et en nombre que les musiciens ont travaillé à les modifier pendant très longtemps avec un succès fort relatif. Tcheng Ts'i-min veut parler des secrets non percés de facture de quelques-uns. Avec les mêmes matériaux, dimensions et techniques l'exécution, le timbre de ces instruments «semblables» ont considérablement changé.

Après quelques années d'études et avec plus d'expériences, Tcheng Ts'imin peut maintenant prétendre à un meilleur succès après la modification de certains instruments. Il en a reconfec­ tionné plusieurs de antique qui sont tombés en complète désuétude de nos jours et depuis bien longtemps.

En février 1986, il modifia un instru­ ment «perdu». Cela l'inspira tant qu'il en donna un récital à Taïpeh. L'orchestre accompagnateur comprenait divers ins­ truments antiques et des variantes du ti particulières aux minorités nationales de Chine.

Le tche [箎], par exemple, est un très ancien instrument à vent chinois. Les annales chinoises le mentionnent bien, mais il a totalement disparu sous la dynastie Song (960-1279), voilà un millénaire! Après la découverte de deux morceaux d'un tche en 1984 dans un site historique de la province du Houpeh, Tcheng Ts'i-min travailla à le reproduire en entier. Les deux extrémités du tche sont obturées, fait-il remarquer, et le son et la note demandent plus d'attention à être produits que ceux du ti qui n'a qu'une seule extrémité obturée. Dans ses tentatives de facture de douzaines de modèles, Tcheng Ts'i-min a échoué plus d'une fois avant le succès.

Le profane pourrait bien confondre le tche avec le ti. Tcheng Ts'i-min en souligne pourtant les grandes différences : les deux extrémités sont donc obturées. Le tche n'a pas d'embouchure à membrane ou anche; elle est libre et, surtout les cinq perces sont disposées en triangle alors que le ti a six perces alignées pour les doigts.·

« Dans l'Antiquité, expliqua Tcheng Ts'i-min, le tche était joué à la cour. Pour exprimer son respect au souverain, l'exécutant de tche tenait l'instrument dans les deux paumes pour exécuter un morceau. La disposition triangulaire des perces est donc indispensable pour pouvoir jouer. »

Le hiunen céramique de Tcheng Ts'i-min.

Puisque le tche n'a pas de membrane, son timbre est beaucoup plus doux, plus séduisant et plus mélancolique que celui du ti. Tcheng Ts'i-min avait lui-même exécuté une mélodie traditionnelle composée il y a plus de seize cents ans.

Le hiun [壎] fut le seul instrument à vent qui ne soit pas en bambou lors de ce concert à Taïpeh. Cet ancien instrument en terre cuite accompagnait toujours le tche, ce qu'un proverbe chinois a figé pour décrire l'affection fraternelle.

Comme le tehe, le hiun est aussi un trouvé il y a quelques années dans un site historique de la province de Tche-kiang. Des archéologues l'ont estimé de la haute antiquité chinoise. (3)

Par son aspect, le hiun ordinaire est une pièce singulière. De forme ovoïde, en terre cuite, il possède une embouchure au sommet et plusieurs perces sur la paroi pour l'émission des sons. Son timbre est clair mais lugubre. La gamme du hiun reste cependant très limitée, même si l'on en a augmenté les perces de une à six. Elles n'ont plus dépassé ce nombre depuis près de deux mille ans.

 

 

Diverses flûtes. Collection de Tcheng Ts'i-min.

De nombreux musiciens ont depuis travaillé à son amélioration mais sans grands résultats jusqu'à ces derniers temps. Tcheng Ts'i-min tenta diverses expériences avec différents types de céramique, notamment dans la cuisson de l'instrument. En fin de compte, il en a agrandi le volume et fait ajouter deux perces pour étendre la gamme. Il avait emmené son hiun favori à Taïpeh qu'il a décoré lui-même de dragons se diroulant tout autour de l'instrument.
Chant du peuple de Teh'ou exécuté à Taïpeh par Tcheng Ts'i-min était un arrangement moderne d'une ancienne composition rappelant la fin tragique de Hiang Yu, prince de Tch'ou. En 202 av. J.-C., Hiang Yu est assiégé de tous côtés par l'armée de Han (Lieou Pang). Comme son armée se débande, le glorieux prince de Tch'ou reste sans défense avec une poignée de fidèles dont sa concubine Yu-ki. Cette dernière exécute une dernière fois la danse favorite du prince tandis que des Ilots de larmes coulent sur ses joues. Et comme la musique touche à sa fin, elle s'empare d'une dague et se tue pour manifester son amour et sa loyauté. Peu après, Hiang Yu se tue à son tour avec le glaive qui fut le symbole d'autorité sur sa puissante armée au temps de gloire.

Le son étouffé et plaintif du hiun est justement l'interprète idéal de l'histoire de ce prince déchu.

Les variantes du ti que Tcheng Ts'imin a apporté dans ce récital sont originales et séduisantes.

Le tou-Iiang [吐良] est l'instrument populaire d'une minorité nationale de la province de Yunnan. Son timbre est entier et primaire. Sa facture est singulière, avec une seule embouchure au milieu du tube en bambou. Le joueur tient l'extrémité gauche avec sa main, le pouce obturant l'ouverture, tandis que de la paume de son autre main clot l'autre ouverture à droite. Sans perce pour la notation dactyle, cet instrument exige une technique particulière pour harmoniser le souffle et les mouvements délicats du pouce et de la paume.

Le hou-lou-sseu.

Le pa-wou [巴烏], très populaire dans le sud-ouest de , possède une anche à son embouchure avec un son doux et mystérieux. Il est complètement différent des autres instruments en bambou. Tcheng Ts'i-min a présenté cet instrument rarissime à Hongkong il y a quelques années. En faisant poser des clefs dactyles pour l'ouverture des perces, il en agrandit la gamme et l'intensité.

Le hou-Iou-sseu [葫蘆絲], littéralement «le fil de gourde», est aussi un instrument de la province de Yunnan. A une gourde séchée sont ajustés plusieurs pipeaux en bambou avec une anche à l'intérieur. De l'embouchure de la gourde, le joueur souffle, ce qui fait vibrer les anches des pipeaux à l'autre extrémité de la gourde et produit les sons. Le pipeau central donne le ton principal tandis que les pipeaux latéraux produisent les sons d'accompagnement. Tcheng Ts'i-min en joua un morceau qui dépeint un jeune couple en promenade dans une bambusaie et qui se cherche par un magnifique clair de lune. La musique est douce et tendre dans un premier temps, légère et active dans l'autre.La qualité de l'instrument illustre parfaitement une telle mélodie.

 

 

 

Le p'aï-siao (ou flûte de Pan).

Le paï-siao [排簫] que beaucoup prennent souvent par erreur pour venir de Romanie(4). D'aucuns lui attribueront la même origine que la flûte de Pan grecque. Apparu en Chine dès la haute antiquité, c'est le plus ancien instrument en bambou chinois. Il semble avoir évolué directement des pipeaux de Ling­ long confectionnés pour l'Empereur Jaune.

L'ancien paï-siao, ressemblant à la flûte de Pan, comprend douze ou plus tuyaux en bambou. A leur extrémité alignée, on y souffle. Le timbre en est clair. Vers le VIe siècle de notre ère, son usage a peu à peu disparu de pour des raisons fort mal connues que certains attribuent à la difficile facture ou exécution. Tcheng Ts'i-min reconnut tous ces problèmes et recréa un paï-siao selon les sources anciennes qu'il retrouva.

Le ti, aussi ancien que la civilisation humaine, est toujours vivant et actif. Grâce aux efforts de Tcheng Ts'i-min et de quelques autres musiciens, le ti et ses autres instruments dérivés font toujours le délice du public chinois.■

(1) L'orthographe de ce nom en usage à Taïwan est Cheng Chi-min.

(2) L'orthographe de ce nom suit la prononciation cantonaise. En prononciation nationale, ou kouo-yu, il faut lire Hrouang An·yuan.

(3) Le texte original indique que la pièce aurait sept mille ans d'âge.

(4) est bien sûr le nom réel de l'empire Byzantin, ou empire Romain d'Orient. Cela semblerait confirmer justement l'origine hellénique de la flûte de Pan.—L'orthographe anglaise de l'actuelle Roumanie, toponyme de moins de cent cinquante ans, est assez indécise. ce qui ne permet pas toujours de la distinguer d'autres en­ tités historiques.—

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